(1983) |
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L'HISTOIRE
Au début des années 1980, des opposants au communisme de Fidel Castro expulsés de leur pays se voient offrir l'asile politique et le rêve capitaliste en Floride. Mais parmi les ressortissants se trouvent 25.000 prisonniers de droit commun dont Castro se débarrasse, comme Antonio Montana (Al Pacino) et son ami Manny (Steven Bauer), deux petits malfrats cubains issus de la rue. Après avoir honoré un contrat d'assassinat contre un ressortissant communiste, ils bénéficient d'une carte verte qui leur permet d'aller à Miami dans l'espoir de faire fortune. Ambitieux et sans scrupules, Tony gravit les échelons du trafic de cocaïne en quelques mois, et élabore un plan pour éliminer le caïd en place.
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Avec : Al Pacino, Steven Bauer, Michelle Pfeiffer, Mary Elizabeth Mastrantonio, Robert Loggia, Paul Shenar, Ángel Salazar.
Sortie USA : 9 décembre 1983 Sortie France : 7 mars 1984 Scénario : Oliver Stone Musique : Gorgio Moroder Montage : Jerry Greenberg, David Ray Direction artistique : Ed Richardson Image : John A. Alonzo Titre original : Scarface Réalisation : Brian De Palma |
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CRITIQUE
L'idée de faire un remake de Scarface, the Shame of a Nation d'Howard Hawks et Robert Rosson, tourné en 1932 d’après un roman d’Armitage Trail, vient d'Al Pacino qui rêve de tenir le rôle de Paul Muni. Écrit par Ben Hecht, le film racontait l’ascension puis la chute d’un caïd directement inspiré d'Al Capone. Songeant en faire un film proche de l'original, situé dans le Chicago des années trente, Pacino propose l'idée à son ami et ancien agent Martin Bregman, devenu producteur. Celui-ci propose l'idée à De Palma qui veut changer de genre cinématographique après Blow Out. Exit les thrillers Hitchcockiens, le cinéaste songe même à accepter de tourner Flashdance (finalement réalisé par Adrian Lyne en 1983). De Palma refuse l'idée d'un remake littéral du film d'Hawks. Bregman propose alors le projet à Sidney Lumet qui demande à moderniser l'histoire, et de la situer dans le milieu de la communauté cubaine de Miami, au moment du boom de la cocaïne. Oliver Stone est arrivé pour écrire le scénario et a enquêté parfois au péril de sa vie sur le milieu cubain. Mais le résultat déplu à Lumet et, au contraire, enthousiasmé De Palma vers qui Bregman et Pacino sont revenus.
À sa sortie aux USA, le film est très mal reçu par le public. La critique, solidaire de la censure, s'acharne contre l'exhibition de violence et de vulgarité, et blâme cette prétention de moderniser le classique de Hawks. La communauté cubaine qui avait déjà empêché le tournage à Miami en raison du sujet du film, s'insurge de la vision de leur ethnie et considère qu'il s'agit d'un film raciste. Les ligues catholiques dénoncent la violence insoutenable et son caractère influent, tandis que Brian De Palma reçoit le Razzie Award du pire réalisateur. Néanmoins les Golden Globes de 1984 couronnent Pacino pour son interprétation. Par la suite, attirés par son aura de film sulfureux, les cinéphiles se chargent d’en faire un énorme succès de vidéo-club, et le bouche-à-oreille va faire le reste. Le succès va s’étendre jusqu’à devenir un véritable phénomène de société. Un processus d’identification hallucinant et inédit va s’opérer, dépassant le cadre strict du cinéma, et des légions de jeunes vont se prendre pour Tony Montana. Son histoire sanglante a été élevée au rang de mythe par la jeunesse dans les ghettos us et les banlieues en France. Cette jeunesse s'est identifiée au petit immigré cubain qui impose sa propre loi souvent par la force. Héros machiste, obsédé par la réussite matérielle, les armes à feu, les voitures et les fringues, Tony Montana constitue la référence fondatrice du Gangsta Rap où on ne compte plus les morceaux qui samplent les dialogues des personnages, et qui se sert de l'imagerie du film dans les clips. En quelques années, Scarface va passer du statut de film racoleur raté à celui de l'emblème de toute une génération.
Scarface version De Palma est une réussite artistique sur tous les points. L'histoire, inventive et finalement éloignée de l'originale, est plus proche d'une pièce shakespearienne que d'un film de gangsters. La réalisation est audacieuse, alliant le magnifique au mauvais goût comme toujours chez De Palma. Enfin, la caractérisation des personnages est très bien étudiée, chaque personnage apportant une authenticité et une force, avec bien sûr Pacino en tête. Le début du film montre le personnage comme un battant, fraîchement débarqué de Cuba sur le sol américain parmi des milliers d'autres réfugiés, prêt à tout pour voir ses rêves aboutir. Il montre aussi déjà l'importance des liens avec Manny, son meilleur ami avec qui il arrive dans le camp de réfugiés en Floride. Grâce à lui, ils ont un contrat d'assassinat, que Montana honorera en poignardant un réfugié politique cubain. La force mentale de Tony Montana et sa détermination sont montrées plus tard dans une scène de trafic avec des Colombiens. Même dans les situations les plus extrêmes, il refuse de se laisser faire, et cette scène (la première vraiment importante dans le cheminement de Montana vers le pouvoir) montre un Tony Montana mégalomane déterminé, qui finit par descendre le Colombien dans la rue devant les habitants du quartier. En rencontrant Frank Lopez, le trafiquant de drogue, pour qui il travaille désormais, il ne peut détourner son regard de l'épouse du caïd, Elvira. De Palma donne les premiers indices du prochain drame. Même si Lopez n'aime pas Tony, il le sait précieux en tant qu'homme de main. Lopez est un peu le père que Tony n'a pas, et comme il le lui fera remarquer plus tard, il lui a mis le pied à l'étrier en lui montrant comment marche le "métier". Peu à peu, comme on s'y attendait, les relations entre les deux hommes se dégradent. Lopez se rend compte trop tard de l'ambition de son employé et de ses sentiments envers Elvira. Tony veut prendre sa place, tant dans le trafic de cocaïne que dans l'intimité. À la première erreur de Lopez, Tony ne le ratera pas. Quand Lopez tente de l'assassiner, Tony tient alors le moyen de le faire sortir du jeu. C'est une des plus belles scènes du film qui s'ensuit: Lopez implore son pardon à genoux, lui demande de lui accorder une seconde chance en promettant de lui offrir tout ce qu'il veut, y compris Elvira. Mais Tony reste impassible puis charge Manny de le descendre. Le film se rapproche bel et bien de l'univers shakespearien, dans son histoire comme avec le personnage de Tony Montana, représentatif du Mal Absolu qu'on implore pour demander le droit de vivre, triomphant tel Richard III en faisant couler le sang. Les scènes de meurtres comme celle du Colombien dans la rue, ou ici de Frank Lopez, sont filmées comme des rituels théâtraux.
Lopez éliminé, s'ensuit alors une séquence montrant une succession de scènes muettes sur une chanson typée 80's, Push It to the Limits de Paul Engemann. Cette scène-pivot ressemble à un clip didactique amusant, montrant la circulation de l'argent de la drogue. L'interprétation vraiment extraordinaire d'Al Pacino permet de voir l'évolution du personnage, passant du jeune malfrat au gangster homme d'affaires, et des chemises hawaïennes aux costumes gris et blancs. Les plans des mitraillettes crépitantes du film d'Howard Hawks sont remplacées par des gros plans de machines à trier les billets au bruit similaire. Montana a gravi tous les échelons du banditisme, et ses rêves de pouvoir et de fortune du début sont exaucés. Il a tout ce qu'il veut, une villa et une limousine de luxe, son entreprise Montana Management & Co, et même un tigre comme il le souhaitait. Il apparaît réjoui, heureux, s'amusant au téléphone avec Sossa, un trafiquant bolivien, ou montrant son tigre aux invités de son mariage avec Elvira. Mais au milieu de ces moments de bonheur, De Palma indique déjà les premiers signes annonciateurs de la paranoïa de Montana et de sa future déchéance. Lors d'un plan d'ensemble sur le mariage de Tony Montana, un travelling se termine sur une caméra de surveillance. Montana veut se protéger, si bien qu'après cette séquence, nous le voyons avec un tas d'écrans vidéos derrière lui tandis qu'il discute avec son banquier du problème de l'argent (annonçant également la scène de la transaction où il sera filmé par la police). La séquence musiquée se termine sur Elvira dépendante à la cocaïne, absorbant une ligne, Montana sniffe également une ligne de coke. Dans le début du film, Lopez l'avait pourtant bien prévenu : s'il veut persister dans le métier, il ne doit jamais devenir dépendant de la drogue qu'il trafique.
Thème cher à De Palma, le voyeurisme n'est ici présent que sous la forme de cette vidéosurveillance (on retrouve les caméras de surveillance principalement dans Phantom of the Paradise, mais aussi dans Furie, L'Esprit de Caïn, Femme Fatale ou Redacted). Tony Montana alors en pleine apothéose, cherche à se protéger du monde extérieur. Tony remarque un véhicule présent depuis des jours, probablement la police qui le surveille, un autre très mauvais présage pour lui. Dans la séquence musiquée, on remarque Tony offrant un salon de coiffure à sa sœur, ou achetant avec elle une robe de chambre en soie. Car l'amour de Tony pour sa sœur est bien plus qu'un amour fraternel. Dans cette séquence, De Palma continue d'annoncer les choses qui se préparent, Gina jetant des coups d'œil à Manny qui les lui rend, pendant le mariage de Tony. Les liens entre Tony et sa sœur sont chargés sexuellement, et cet amour incestueux peut vite se transformer en haine chez Tony, surtout au fur et à mesure qu'il devient un monstre sanguinaire. Cet amour qu'il voue à sa sœur comptera parmi les choses qui précipiteront sa déchéance. Quatre séquences montrent l'ambiguïté des sentiments de Tony envers Gina.
Elle apparaît d'abord quand Tony rend visite à sa mère. Elles vivent toutes les deux dans une petite maison reculée dans la banlieue de Miami. Tony n'est pas le bienvenu pour sa mère qui le met à la porte en l'accusant d'être un meurtrier, mais Gina qui était ravie de le voir ne voit en lui qu'un symbole de réussite. Manny n'est pas insensible au carme de Gina, et lorsqu'il veut faire une remarque à ce propos, Tony éclate d'une colère névrotique. Sa réaction fait vite comprendre qu'il ne vaut mieux pas s'approcher de sa sœur. La deuxième apparition de Gina a lieu dans un club branché où Tony la découvre en train de se faire draguer sur la piste de danse. Les effets de réalisation (zoom sur le regard de Tony, une musique dramatique montante, les ralentis) insistent suffisamment pour faire comprendre que Tony déteste ça. Le frère trop protecteur finit par exploser de violence dans les toilettes du club où il retrouve Gina avec le dragueur, et la gifle brutalement en la précipitant à terre. Manny raccompagne Gina chez elle en voiture, où elle lui fait des avances.
Bien plus tard, alors qu'il s'enfonce chaque jour un peu plus dans une folie destructrice, aidé en cela par sa consommation exagérée de drogue, Tony va chercher sa sœur et tombe sur Manny qui vient de se marier en secret avec elle. Sans dire un seul mot, dominé par la colère et sous l'effet de la cocaïne, Tony tire plusieurs coups de feu sur son "ami", sous les yeux horrifiés de Gina. Il réalisera peu à peu qu'il a assassiné son meilleur copain et vient de perdre définitivement l'amour fraternel de sa sœur. À la fin, Gina ayant compris ce que son frère ressent, elle tente de le tuer avec un revolver en lui répétant de lui faire l'amour... En martyr de sa propre entreprise de destruction, Tony a tout perdu, son pouvoir lui échappe complètement, il devient fou, violent, n'a plus d'argent ni d'amis, ni même de famille. Quand Tony s'approche du cadavre de sa sœur, abattue par un mercenaire venu pour le descendre, il ose à peine la toucher, et lui demande pardon.
Scarface est une grande métaphore de la folie, celle qui s'empare de ceux qui sont avides de pouvoir. La scène où Montana est dans son immense salle de bains en présence de Manny et d'Elvira est très révélatrice. Il finit par lasser Elvira qui sort de la pièce, suivi ensuite de Manny et Tony se retrouve seul, vociférant au milieu de tous ses biens matériels démesurés. La caméra recule pour dévoiler davantage ce grand espace vide pour accentuer la solitude de Tony. Dans une autre scène, après avoir tué Manny, Tony se rend compte quelques heures après de l'ampleur considérable de son geste, dans un de ses rares moments de lucidité où il se répètera à lui-même: "Qu'est-ce qui m'arrive, je déconne?..." Dans la scène du restaurant, où Tony est attablé avec Manny et Elvira, alors qu'il a des problèmes avec la justice, qu'il doit se préparer à commettre un attentat contre un diplomate, il boit et devient de plus en plus désagréable. Il insulte Elvira, lui reproche de ne pas lui donner d'enfant, et une violente querelle éclate. Lassée de son tempérament, Elvira abandonne et le laisse à son sort. Il se donne en spectacle une fois seul au milieu des autres clients du restaurant. À la fin, alors au sommet de sa folie et de sa démesure névrotique, menacé par des centaines de mercenaires venus pour l'assassiner, Montana laisse Chi Chi se faire tuer devant sa porte. Tony est alors complètement hors de la réalité, avec le cadavre de sa sœur. Il entend pourtant son ami frapper à sa porte en lui hurlant d'ouvrir, il a même un regard vers la porte, mais ne réagit pas jusqu'au moment où un des mercenaires l'assassine. Le dernier de ses pions défenseurs est éliminé. Il ne reste que Tony Montana, qui ne semble alors prendre conscience de l'ampleur de ce qui arrive qu'à ce moment (à la vue de ce meurtre sur une de ses caméras de surveillance). Sa colère monte soudainement, semblant dissiper les effets de la coke.
Seul contre tous, il prend les armes. La scène est aujourd'hui célèbre: alors que Tony se trouvait quelques minutes avant en train de sniffer une montagne de cocaïne sur son bureau, complètement groggy, il empoigne une M-16 lance grenades, fait sauter la porte et tue un maximum de mercenaires en débitant des paroles outrancières. Il finit par tomber littéralement dans une marre de sang, les bras en croix, rappelant une figure biblique, un ange du mal, d'antéchrist. Pendant un moment avant sa chute, il reste même quasi-imperméable aux milliers de balles tirées qu'il reçoit, continuant de faire face aux assaillants en les provoquant. Tout cela est fort symbolique, comme lorsqu'il tombe dans la fontaine au pied de son slogan en néons "The World is Yours", "Le Monde est à Toi". Tony Montana a fini détruit par sa propre caricature du rêve américain. Le thème du film (composé par Gorgio Moroder) prend son sens dans la dernière scène du film, montrant l'assassin descendant l'escalier, chaque pas représentant une note de la musique synthétique de Moroder. Il s'agissait du thème de la mort. Scarface est une œuvre culte. Brian De Palma maîtrise pleinement son sujet et a réalisé un film violent, percutant, magnifique. Romain Desbiens
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