Au
cours de ces dernières années, les rétrospectives se suivent, comme
les présentations de ses nouveaux films à Cannes, à Deauville, à
Berlin ou à Venise. Brian De Palma a acquis une nouvelle notoriété
artistique dans l'Europe des historiens et des amoureux du cinéma,
pendant que des détracteurs de plus en plus nombreux et virulents
attaquent ses derniers films aux États-Unis... Luc Lagier est l'ancien
rédacteur en chef de l'émission "Court-circuit" sur Arte,
co-auteur avec Jean-Baptiste Thoret d'un livre sur John Carpenter
("Mythes et Masques: les fantômes de John Carpenter") et
auteur d'un essai ("Visions Fantastiques") intéressant ou, pour le moins,
étonnant car uniquement centré sur le seul film MISSION: IMPOSSIBLE. D'un
côté, un cinéaste qui devient de plus en plus abordable en France, de
l'autre, le journaliste véritablement passionné par ses films. Après
leur rencontre en 2000, Luc Lagier réalise un premier documentaire "Brian De Palma: les Années
60", puis c'est ce livre, "Les Mille Yeux de Brian De
Palma" (titre en référence au film LES MILLE YEUX DU Dr MABUSE de
Fritz Lang) qui est l'objet de cette chronique.
L'auteur
introduit son livre en relatant étape après étape le début de sa
fascination pour le cinéma de De Palma, sa première vision de BLOW OUT
à la télévision, ses premiers avis sur le reste de sa filmographie,
la naissance de l'écriture du livre, sa première rencontre avec le
cinéaste, etc. "Les Mille Yeux de Brian De Palma" est avant
tout une étude de films, pas une biographie. Néanmoins, la partie
intitulée "Programme" revient sur les débuts du cinéaste
dans les années 60. Dans cette partie, on est surpris par l'éloquence du
cinéaste dans un entretien où il parle
longuement de ses influences, du cinéma expérimental de cette époque
et même de son jugement plutôt sévère envers ses pairs, du film
Zapruder,
ou encore de Michelangelo Antonioni et d'Alfred Hitchcock. Comme je
disais, le livre est
d'abord une étude de films, ce qui représente un exercice très
difficile car il faut se montrer suffisamment captivant et concis pour
intéresser le lecteur. Et l'auteur y parvient aisément. Par son envie
de faire une enquête artistique, d'expliquer ses sentiments avec sa passion adulatrice pour
certaines icônes, il ne décrit plus les quêtes des
personnages des films de De Palma, il en devient un. Voici un résumé
de ce qui vous attend.
Le
premier chapitre, "Bienvenue dans les années 70", est centré
sur un film culte, PHANTOM OF THE PARADISE. Les références du film ne
manquent pas: "Faust" de Goethe, le "Fantôme de
l'Opéra" de Gaston Leroux, le "Frankenstein" de Mary
Shelley ou encore le "Portrait de Dorian Gray" d'Oscar Wilde,
entre autres. L'auteur les rappelle bien entendu, mais le plus fascinant
reste sa comparaison entre le personnage diabolique du producteur, Swan,
à un autre grand manipulateur du cinéma: le Dr Mabuse. Il devient
évident que les films de Fritz Lang ont joué un rôle dans
l'inspiration du cinéaste, consciemment ou pas.
Trois
thrillers du cinéaste sont étudiés dans "Du côté de chez
Hitchcock" : OBSESSION, PULSIONS, BODY DOUBLE. Le premier, qui
"porte sans doute le titre le plus approprié pour qualifier son
cinéma" (p. 45), est une réappropriation de la trame de
VERTIGO d'Alfred Hitchcock, prolongée ensuite par PULSIONS, pour lequel
Luc Lagier analyse la scène du musée comparée à celle de VERTIGO
(James Stewart observant Kim Novak dans un musée, assise sur un banc
devant un tableau), tandis que BODY DOUBLE est une conclusion à la
grammaire Hitchcockienne. Chaque film est une déclaration d'amour au
cinéma. Luc Lagier dit ainsi au sujet d'OBSESSION : "Brian De
Palma rêve finalement à un cinéma surpuissant, proche de
l'envoûtement, capable, pourquoi pas, de rendre fou amoureux. A la
vision de VERTIGO, en 1958, Brian De Palma est tombé sous le charme de
Madeleine, et s'est identifié à Scottie en tentant lui aussi, avec ses
propres armes (le septième art), de partir à la recherche du temps
perdu pour recréer une image morte." (p. 55)
Dans
"La filiation monstrueuse", l'auteur aborde le cinéma
fantastique avec deux films traitant du même sujet d'occultisme (la
télékinésie) tout en étant très différents l'un de l'autre: CARRIE
et FURIE. Un des points communs des héroïnes Carrie (Sissy Spacek) et
Gilian (Amy Irving) est qu'elles sont toutes deux des "enfants
monstrueux". L'auteur étudie et
relève avec soin les éléments du thème de la famille, et montre les
complexités et les pensées sous-jacentes qui auraient pu nous
échapper dans un film comme dans l'autre. "[...] Contrairement
à ce que l'on pouvait craindre, De Palma livre avec CARRIE un film plus
personnel qu'il n'y paraît, le cinéaste décrivant à mi-mots certains
évènements ayant marqué sa propre enfance" (p. 77) La
fameuse scène du bal du Diable fait également l'objet d'une
intéressante description.
Dans
"Complots", l'auteur commence par l'étude du fameux film qui
lui a révélé le cinéaste. BLOW OUT était en effet la partie la plus
longue de la précédente édition (une trentaine de pages pour environ
une dizaine en moyenne pour les autres films). L'auteur a donc sacrifié
la deuxième sous partie intitulée "Le Monde comme terrain de
jeu", jugée trop longue. Hitchcock, Antonioni et Coppola sont bien
sûr évoqués. Le premier comme on sait a signé le film de référence
du cinéaste, quant à Antonioni, il a réalisé BLOW UP, le film culte
des années 60 dont la trame a été reprise par Coppola pour THE
CONVERSATION et par De Palma pour ce BLOW OUT dont le titre rend
ouvertement hommage. Ce chapitre comprend aussi une captivante étude de
MISSION: IMPOSSIBLE, avec notamment une analyse de la scène du face-à-face
à Londres entre Ethan Hunt (Tom Cruise) et Phelps (Jon Voight), avant
d'aborder SNAKE EYES et l'Atlantic City apocalyptique.
"Autour
du film noir" est un chapitre très riche qui examine plusieurs
films tels que SCARFACE, LES INCORRUPTIBLES, L'IMPASSE et FEMME FATALE,
mais également MISSION TO MARS, pour l'une des plus belles scènes du
cinéma de De Palma: le suicide de Woody (Tim Robbins) sous les yeux de
sa femme Terri (Connie Nielsen). C'est un prolongement à une
description très sombre des rapports conjugaux entre Eliot Ness et sa
femme dans les INCORRUPTIBLES: "[...] Il est à nouveau question
d'un passage de frontière, d'un retour impossible et d'une
image-traumatisme [...] Cette scène est l'instant de grâce de
MISSION TO MARS, celui vers lequel tend toute la première partie, le
point culminant dont le film ne se remettra que très difficilement,
comme s'il avait alors livré toute son émotion." (p. 147)
L'ascension et la chute du Tony Montana de SCARFACE n'ont jamais été
aussi bien décrits que dans ce livre. Évoquons aussi L'IMPASSE et
l'excellente description de la fin du plan séquence de l'escalator dans
Grand Central.
"Hollywoodland
of the dead" : C'est en effet avec une citation tirée de ZOMBIE de
Romero: "Quand il n'y a plus de place en enfer, les morts
reviennent sur Terre" (p. 177) que Luc Lagier résume LE DAHLIA
NOIR. Les corps sont déformés tels que ceux de Georges Tilden (William
Finley), d'Elisabeth Short (Mia Kirshner), ou de Blanchard (Aaron
Eckhart) et Bleichert (Josh Hartnett) lors du combat de boxe.
L'impression de rêverie, et la transmission de l'obsession entre les
personnages (de Blanchard à Bleichert, comme de James Ellroy à De
Palma) qui rappelle la transmission d'un virus... Tout cela renforce
cette impression de film sur des morts vivants tel que nous l'explique l'auteur.
"En
guise de conclusion: REDACTED" termine le livre sur le dernier film
du réalisateur. Ce passage revient sur le film OUTRAGES, évoqué dans
"Autour du film noir" dans
l'ancienne édition, permettant ainsi la comparaison entre les deux
longs-métrages. Tous deux s'inspirent d'un fait divers réel similaire
(le meurtre et le viol d'une civil par des soldats américains), mais
raconté très différemment dans chacun. Le livre se termine sur la
filmographie avec un court résumé de l'histoire de chaque film.
"Les
Mille Yeux de Brian De Palma" aide à comprendre le cinéma du
réalisateur. Luc Lagier se livre à un exercice pertinent et
passionnant: celui de décortiquer, comprendre et expliquer l'œuvre de
De Palma, comme le personnage d'un de ses films. Comme on dit, tout fan
qui se respecte se doit de le posséder. Le seul
point de divergence est la couverture. Beaucoup, y compris l'auteur, semblent préférer la
couverture de l'édition Dark Star, montrant des photos de
plusieurs films découpés en cases. Pourtant, la photo prise pendant le
tournage de CARLITO'S WAY et qui sert à présent pour la couverture de
ce livre semble tout à fait à propos et un peu cynique. Brian De Palma,
artiste un temps exilé en France, se trouve devant le drapeau
américain, le drapeau d'une patrie qui n'a que très rarement compris
ses films et dont il est ironiquement citoyen.
Romain
Desbiens |
En
vente depuis le 28 février 2008.
200
pages - 25 euros. |