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Voici deux films, deux récits plongeant au cœur de deux enfers pas si différents: le Vietnam avec Casualties of War (Outrages, 1989) et l'Irak avec Redacted (2008). Ayant une prédilection pour les personnages qui ont vendu leur âme au Diable, il apparaît logique que Brian De Palma se soit intéressé à ces deux drames de guerre, inspirées d'histoires vraies. Dans ces deux œuvres très proches l'une de l'autre, les personnages "perdent les pédales". Ils se retrouvent dans le pire des contextes et franchissent la limite à ne pas dépasser...
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e 18 octobre 1969, Daniel Lang publie un article dans le journal The New-Yorker intitulé "Casualties of War" (littéralement "pertes humaines, dommages de guerre"). Il y raconte le récit d'une jeune Vietnamienne, Phan Ti Mao, victime d'enlèvement, de viol collectif et d'assassinat perpétré par quatre soldats américains en novembre 1966. Un cinquième homme de cette unité (Lang lui donne le nom de Sven Eriksson) refuse de s'associer à eux et assiste impuissamment à la scène. En décidant de dénoncer ces hommes dès leur retour au camp de base, Eriksson risque de violentes représailles, notamment de se faire tuer. Une enquête est ouverte et les coupables se retrouvent devant un tribunal militaire. Les peines vont de l'acquittement aux travaux forcés à perpétuité. Cette histoire intéresse très vite Brian De Palma, qui veut la porter à l'écran dès 1969. Mais aucun producteur ne mise sur le potentiel commercial d'un film sur un viol au Vietnam. Cependant, elle est portée deux fois à l'écran, par Michael Verhoeven avec O.K! (1970) et Elia Kazan avec Les Visiteurs (1972). Le film de De Palma trouvera son opportunité à la fin des années 80 lorsque le succès du film Platoon (1986), d'Oliver Stone, ouvrira la brèche aux films sur la guerre du Vietnam. S'ensuivra Full Metal Jacket de Stanley Kubrick l'année suivante. De Palma vient également d'avoir une reconnaissance commerciale avec Les Incorruptibles (1987). Enfin, Michael J. Fox, star connue pour ses rôles dans des comédies et des séries télévisées, cherche à interpréter des rôles plus dramatiques (il a joué l'année précédente dans un drame, Bright Lights, Big City de James Bridges). En acceptant de jouer le rôle d'Eriksson, le film se monte à la Columbia sur son seul nom. |
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À San Francisco, Eriksson somnole dans une rame de train (De Palma situe la scène en 1974, via un journal que lit un passager annonçant la démission de Nixon). Il échange un regard avec une voyageuse d'origine Vietnamienne. Un fondu enchaîné nous transporte dans son passé qui ressurgit... Au Vietnam, son escouade essuie maintes attaques et embuscades. Brown, un soldat estimé de toute la patrouille, est tué. Une fois au camp de base, dans l'attente d'une nouvelle mission, ils décident d'aller voir les prostituées. Seulement, l'accès à la ville est défendu, les Viêt-Congs l'occupent. Frustré par cette interdiction et fou de colère, le sergent Meserve (Sean Penn) échafaude un plan diabolique qu'il expose à ses hommes: avant de partir pour leur mission du lendemain, ils iront d'abord dans un village, et enlèveront une jeune Vietnamienne pour leur servir de "repos du guerrier" pendant leur trajet...
C'est un projet extrêmement casse-gueule pour un cinéaste même de grande renommée, et qui suscite une certaine polémique au niveau de l'éthique, à l'instar de Schindler's List de Steven Spielberg. Peut-on filmer et montrer l'horreur? De Palma veut fouiller dans les tréfonds malades du cerveau humain. Il choisit de raconter son film en partant du principe que le spectateur sait à quoi s'attendre. L'inéluctabilité de son récit est ce qui fait la grande force du film, et qui le rend terrifiant. De Palma n'a plus recours dans le traitement aux grands effets de style qu'on lui connaît, ils sont moins visibles. Même si ses "tics" subsistent dans trois séquences (le début dans la jungle, la scène du pont, le travelling jusqu'au latrines), il n'est plus question de suspense ou de surprises. Au tout début du film, l'escouade d'Eriksson patrouille de nuit, progressant lentement au milieu de la jungle. Brusquement, une série d'explosions retentit et des balles fusent. La patrouille s'enfuit, mais le sol se dérobe sous les pieds d'Eriksson. Il se retrouve à demi enseveli dans une galerie souterraine Vietcong, le torse émergeant et les jambes balayant le vide dans le tunnel. Un soldat Viêt-Cong repère ses jambes qui s'agitent, et rampe vers lui un couteau à la bouche. À la surface, Meserve entend les cris d'Eriksson et rebrousse chemin. Il arrive à temps pour le sortir de terre et assassiner le Viêt-Cong qui se cache dans le tunnel. C'est bien là que réside toute l'ambiguïté à venir: Meserve a sauvé la vie d'Eriksson. Pourtant, comme dans On the Waterfront (Sur les Quais, 1954) d'Elia Kazan, Eriksson le trahira en dénonçant ses méfaits. Dénoncer ses camarades aux États-Unis renvoie directement à la Liste Noire. Parce que Meserve lui a sauvé la vie, Eriksson est contraint de cautionner la barbarie de son supérieur. Mais De Palma ne cesse de répéter qu'Eriksson n'est pas un lâche, il assiste au viol sans pouvoir agir. Cette terrible scène est par ailleurs tournée avec beaucoup de distance, filmée avec un objectif longue focale, et du point de vue d'Eriksson. Il est alors posté à l'écart pour surveiller le campement. Étant une nouvelle recrue, le Vietnam n'a pas encore pu lui enlever le sens moral, mais ses camarades l'ont perdu. Leur victime est une anonyme, qui a juste l'apparence d'une femme à leur yeux. Un des soldats demandera même à Meserve depuis quand il n'a pas eu une vraie femme. Meserve et ses hommes sont restés trop longtemps au Vietnam. Casualties of War est un film sur la manière dont cette guerre a détruit les valeurs d'une génération d'adolescents. L'enfer qu'il évoque bouillonne en chaque être humain.
Eriksson raconte le récit de son aventure à qui bon veut l'entendre, cherchant à libérer sa conscience, malgré les menaces et les pressions subies. Non seulement juste, l'affrontement entre Michael J. Fox et Sean Penn est intense grâce à ces deux acteurs, extraordinaires l'un comme l'autre. Penn est plus vrai que nature dans le rôle du sergent Meserve, personnage aguerri et gorgé de violence. Fox compose quant à lui un personnage sensible et émotif, tout en retenue et en mesure. On peut aisément voir la peur et l'écœurement à travers ses silences et ses hésitations. Sur le tournage, les rapports entre les deux stars sont très inamicaux. Quand il ne l'insulte pas, Penn refuse d'adresser la parole à Fox. La tension entre les deux acteurs est palpable notamment dans la scène où Fox sort indemne d'un attentat dans les latrines, et fait irruption dans la tente de Meserve. Avant une prise, Sean Penn a frappé Michael J. Fox. Lorsqu'il dit sa réplique, Fox est réellement furieux. L'attitude de Sean Penn en dangereux voyou sur le tournage révulsera Michael J. Fox, mais ira cependant dans le sens du film.
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À deux reprises, Brian De Palma arrive à montrer qu'Eriksson n'est pas conscient du danger. Il y a d'abord ce plan où Eriksson regarde son ami Brown blessé gémir, pendant que des Vietnamiens cachent des soldats ennemis. Puis lorsque Clark tue la Vietnamienne, Eriksson est occupé à tirer sur les Viêt-Congs. À chaque fois, l'action se passe dans son dos. De Palma insiste ainsi davantage sur l'impuissance du personnage. Il y parvient en faisant le point dans deux parties du cadre différentes: à la fois sur Michael J. Fox et sur l'arrière plan. Le procédé technique utilisé, appelé "split-diopter shot", consiste à placer sur la caméra une double lentille, permettant de varier la dioptrie et d'avoir le premier et l'arrière plan nets. C'est un procédé presque aussi vieux que le cinéma (notamment utilisé par Murnau dans L'Aurore, ou Orson Welles dans Citizen Kane), et que De Palma a fréquemment utilisé dans ses films (il y en a dans Carrie, Obsession, Phantom Of The Paradise, Dressed To Kill, Le Bûcher des Vanités, Femme Fatale, ou Le Dahlia Noir entre autres). |