e théâtre de la cruauté est une récurrence des films de Brian De Palma, présent dès ses débuts. Dans les années 60, alors célébré dans la fièvre avant-gardiste du New York alternatif, le cinéaste a documenté la période avec un regard tour à tour fasciné et ironique. Son premier long-métrage (The Wedding Party, sur un homme qui doit se marier, mais se désiste, s'enfuit, puis finalement est conduit de force à l'autel) témoigne déjà des premiers traits de personnalité de ses futurs héros. La lâcheté, la remise en question, ou la destinée inéluctable sont des thèmes que l'on retrouvera dans sa filmographie. Bien que ses premiers films soient ouvertement des pamphlets contre la société ou la guerre du Vietnam, De Palma n'est pas suffisamment reconnu pour être aussi un grand satiriste. Pourtant, passé l'époque contestataire des années 60, ses œuvres contiennent encore beaucoup d'ironie ou de parodie, quelque que soit le genre du film qu'il aborde. Nous trouvons un producteur de musique avec qui il faut pactiser de son sang (Phantom of the Paradise), l'univers lycéen (Furie) avec ses cours de gym exténuants et son bal de fin d'années (Carrie), l'envers du décor du cinéma Z ou pornographique (Blow Out, Body Double), des sujets d'actualité brûlante (Le Bûcher des Vanités, Redacted) comprenant notamment le trafic de cocaïne, ou les liens entre la Mafia et les banques (Scarface), des politiciens, des figures gouvernementales (Furie, Blow Out, Le Bûcher des Vanités, Snake Eyes) ou militaires (Outrages, Redacted), et des médias qui en profitent ou qui manipulent (Le Bûcher des Vanités, Snake Eyes, Redacted), etc. Souvent empreintes d'un profond pessimisme, les histoires de De Palma font subir maintes souffrances et sacrifices aux personnages, comme nous le verrons ici...

 

 

Voici deux films, deux récits plongeant au cœur de deux enfers pas si différents: le Vietnam avec Casualties of War (Outrages, 1989) et l'Irak avec Redacted (2008). Ayant une prédilection pour les personnages qui ont vendu leur âme au Diable, il apparaît logique que Brian De Palma se soit intéressé à ces deux drames de guerre, inspirées d'histoires vraies. Dans ces deux œuvres très proches l'une de l'autre, les personnages "perdent les pédales". Ils se retrouvent dans le pire des contextes et franchissent la limite à ne pas dépasser...

 

 

 

e 18 octobre 1969, Daniel Lang publie un article dans le journal The New-Yorker intitulé "Casualties of War" (littéralement "pertes humaines, dommages de guerre"). Il y raconte le récit d'une jeune Vietnamienne, Phan Ti Mao, victime d'enlèvement, de viol collectif et d'assassinat perpétré par quatre soldats américains en novembre 1966. Un cinquième homme de cette unité (Lang lui donne le nom de Sven Eriksson) refuse de s'associer à eux et assiste impuissamment à la scène. En décidant de dénoncer ces hommes dès leur retour au camp de base, Eriksson risque de violentes représailles, notamment de se faire tuer. Une enquête est ouverte et les coupables se retrouvent devant un tribunal militaire. Les peines vont de l'acquittement aux travaux forcés à perpétuité. Cette histoire intéresse très vite Brian De Palma, qui veut la porter à l'écran dès 1969. Mais aucun producteur ne mise sur le potentiel commercial d'un film sur un viol au Vietnam. Cependant, elle est portée deux fois à l'écran, par Michael Verhoeven avec O.K! (1970) et Elia Kazan avec Les Visiteurs (1972). Le film de De Palma trouvera son opportunité à la fin des années 80 lorsque le succès du film Platoon (1986), d'Oliver Stone, ouvrira la brèche aux films sur la guerre du Vietnam. S'ensuivra Full Metal Jacket de Stanley Kubrick l'année suivante. De Palma vient également d'avoir une reconnaissance commerciale avec Les Incorruptibles (1987). Enfin, Michael J. Fox, star connue pour ses rôles dans des comédies et des séries télévisées, cherche à interpréter des rôles plus dramatiques (il a joué l'année précédente dans un drame, Bright Lights, Big City de James Bridges). En acceptant de jouer le rôle d'Eriksson, le film se monte à la Columbia sur son seul nom. 

 

À San Francisco, Eriksson somnole dans une rame de train (De Palma situe la scène en 1974, via un journal que lit un passager annonçant la démission de Nixon). Il échange un regard avec une voyageuse d'origine Vietnamienne. Un fondu enchaîné nous transporte dans son passé qui ressurgit... Au Vietnam, son escouade essuie maintes attaques et embuscades. Brown, un soldat estimé de toute la patrouille, est tué. Une fois au camp de base, dans l'attente d'une nouvelle mission, ils décident d'aller voir les prostituées. Seulement, l'accès à la ville est défendu, les Viêt-Congs l'occupent. Frustré par cette interdiction et fou de colère, le sergent Meserve (Sean Penn) échafaude un plan diabolique qu'il expose à ses hommes: avant de partir pour leur mission du lendemain, ils iront d'abord dans un village, et enlèveront une jeune Vietnamienne pour leur servir de "repos du guerrier" pendant leur trajet... 

 

 

C'est un projet extrêmement casse-gueule pour un cinéaste même de grande renommée, et qui suscite une certaine polémique au niveau de l'éthique, à l'instar de Schindler's List de Steven Spielberg. Peut-on filmer et montrer l'horreur? De Palma veut fouiller dans les tréfonds malades du cerveau humain. Il choisit de raconter son film en partant du principe que le spectateur sait à quoi s'attendre. L'inéluctabilité de son récit est ce qui fait la grande force du film, et qui le rend terrifiant. De Palma n'a plus recours dans le traitement aux grands effets de style qu'on lui connaît, ils sont moins visibles. Même si ses "tics" subsistent dans trois séquences (le début dans la jungle, la scène du pont, le travelling jusqu'au latrines), il n'est plus question de suspense ou de surprises. Au tout début du film, l'escouade d'Eriksson patrouille de nuit, progressant lentement au milieu de la jungle. Brusquement, une série d'explosions retentit et des balles fusent. La patrouille s'enfuit, mais le sol se dérobe sous les pieds d'Eriksson. Il se retrouve à demi enseveli dans une galerie souterraine Vietcong, le torse émergeant et les jambes balayant le vide dans le tunnel. Un soldat Viêt-Cong repère ses jambes qui s'agitent, et rampe vers lui un couteau à la bouche. À la surface, Meserve entend les cris d'Eriksson et rebrousse chemin. Il arrive à temps pour le sortir de terre et assassiner le Viêt-Cong qui se cache dans le tunnel. C'est bien là que réside toute l'ambiguïté à venir: Meserve a sauvé la vie d'Eriksson. Pourtant, comme dans On the Waterfront (Sur les Quais, 1954) d'Elia Kazan, Eriksson le trahira en dénonçant ses méfaits. Dénoncer ses camarades aux États-Unis renvoie directement à la Liste Noire. Parce que Meserve lui a sauvé la vie, Eriksson est contraint de cautionner la barbarie de son supérieur. Mais De Palma ne cesse de répéter qu'Eriksson n'est pas un lâche, il assiste au viol sans pouvoir agir. Cette terrible scène est par ailleurs tournée avec beaucoup de distance, filmée avec un objectif longue focale, et du point de vue d'Eriksson. Il est alors posté à l'écart pour surveiller le campement. Étant une nouvelle recrue, le Vietnam n'a pas encore pu lui enlever le sens moral, mais ses camarades l'ont perdu. Leur victime est une anonyme, qui a juste l'apparence d'une femme à leur yeux. Un des soldats demandera même à Meserve depuis quand il n'a pas eu une vraie femme. Meserve et ses hommes sont restés trop longtemps au Vietnam. Casualties of War est un film sur la manière dont cette guerre a détruit les valeurs d'une génération d'adolescents. L'enfer qu'il évoque bouillonne en chaque être humain. 

 

 

Eriksson raconte le récit de son aventure à qui bon veut l'entendre, cherchant à libérer sa conscience, malgré les menaces et les pressions subies. Non seulement juste, l'affrontement entre Michael J. Fox et Sean Penn est intense grâce à ces deux acteurs, extraordinaires l'un comme l'autre. Penn est plus vrai que nature dans le rôle du sergent Meserve, personnage aguerri et gorgé de violence. Fox compose quant à lui un personnage sensible et émotif, tout en retenue et en mesure. On peut aisément voir la peur et l'écœurement à travers ses silences et ses hésitations. Sur le tournage, les rapports entre les deux stars sont très inamicaux. Quand il ne l'insulte pas, Penn refuse d'adresser la parole à Fox. La tension entre les deux acteurs est palpable notamment dans la scène où Fox sort indemne d'un attentat dans les latrines, et fait irruption dans la tente de Meserve. Avant une prise, Sean Penn a frappé Michael J. Fox. Lorsqu'il dit sa réplique, Fox est réellement furieux. L'attitude de Sean Penn en dangereux voyou sur le tournage révulsera Michael J. Fox, mais ira cependant dans le sens du film.

  

À deux reprises, Brian De Palma arrive à montrer qu'Eriksson n'est pas conscient du danger. Il y a d'abord ce plan où Eriksson regarde son ami Brown blessé gémir, pendant que des Vietnamiens cachent des soldats ennemis. Puis lorsque Clark tue la Vietnamienne, Eriksson est occupé à tirer sur les Viêt-Congs. À chaque fois, l'action se passe dans son dos. De Palma insiste ainsi davantage sur l'impuissance du personnage. Il y parvient en faisant le point dans deux parties du cadre différentes: à la fois sur Michael J. Fox et sur l'arrière plan. Le procédé technique utilisé, appelé "split-diopter shot", consiste à placer sur la caméra une double lentille, permettant de varier la dioptrie et d'avoir le premier et l'arrière plan nets. C'est un procédé presque aussi vieux que le cinéma (notamment utilisé par Murnau dans L'Aurore, ou Orson Welles dans Citizen Kane), et que De Palma a fréquemment utilisé dans ses films (il y en a dans Carrie, Obsession, Phantom Of The Paradise, Dressed To Kill, Le Bûcher des Vanités, Femme Fatale, ou Le Dahlia Noir entre autres).

 

 

Les acteurs choisis pour les rôles secondaires sont tous remarquables. Clark (joué par Don Harvey) est un psychopathe inquiétant qui n'attend que l'ordre de Meserve pour laisser libre cours à sa perverse imagination. Hatcher (John C. Reilly) est un idiot d'autant plus dangereux qu'il est obéissant et asservi. Timide et incertain de nature, Diaz (John Leguizamo) est un peureux qui se range derrière Meserve parce qu c'est le chef. Il laissera tomber Eriksson et finira par épouser le camp du mal, majoritaire. Dès le début du film, De Palma montre que ces individus (à l'exception de Clark) sont certainement des types charmants dans le civil. Mais une fois dans un certain contexte, leurs instincts primaires et leurs pulsions destructrices l'emportent sur leurs valeurs morales du Bien. Enfin, le rôle le plus important, celui de la jeune victime Vietnamienne, est jouée par Thuy Thu Le. 

 

Thuy Thu Le

 

En réalité Française d'origine Vietnamienne, cette actrice non-professionnelle sera découverte par De Palma à Paris. Il lui a fait passer une audition, consistant à lui faire jouer la scène qui suit le viol, où Eriksson vient lui parler. Elle impressionne tant et si bien De Palma qu'il l'engage immédiatement. Par la suite, elle n'a plus jamais fait de cinéma. Le réalisateur fait subir à tout son casting masculin, stars comprises, un entraînement militaire adéquat, très sévère, avec des conseillers militaires, anciens marines. Le casting passe ainsi deux semaines en Thaïlande, à faire des travaux forcés avec vingt kilos de barda sur le dos, rations C et corvées réglementaires. Mais un des anciens combattants va trop loin, blessant les acteurs dans des simulations d'assauts qu'il organise parfois au milieu de la nuit. Bien qu'il soit celui qui s'investit le plus du groupe, Sean Penn finira par lui répliquer: "T'es pas un peu malade? C'est un film qu'on fait là, pas la guerre." De Palma vire aussitôt le vétéran barjot. Il le fait remplacer par Dale Dye, un autre vétéran du Vietnam qui a formé les acteurs de Platoon, et qui a commencé une carrière d'acteur (il joue dans Casualties of War le rôle de l'impérieux capitaine Hill). Pour toute l'équipe, le tournage sera très éprouvant. Malgré leur entraînement et la présence de spécialistes en cas d'invasion de serpents et d'insectes venimeux sur le plateau, les acteurs sont continuellement sur les nerfs. S'ajoute à ça la chaleur de la Thaïlande. Plus tard, Brian De Palma dira que Casualties of War a été le pire tournage de toute sa vie.

 

 

Plus que jamais attendu au tournant, De Palma sait que cette périlleuse histoire de viol collectif sur fond de guerre du Vietnam est peut-être le projet le plus risqué de sa vie. L'accueil, tant critique que public, est catastrophique. Un journal hebdomadaire de New York, le Village Voice, publie même une photo de De Palma en couverture, avec à l'intérieur une critique d'un célèbre auteur (Frances Fitzgerald) qui démolit le film. Par contre, Pauline Kael du New Yorker encense Casualties of War, déclarant qu'il s'agit d'un "film féministe". À ce moment-là, ce n'est encore rien comparé à ce que Redacted fera subir à son réalisateur...

 

 

urant le Festival International du film de Toronto de 2006, la société HDNET Films entre en contact avec Brian De Palma. Elle lui propose de réaliser un film avec un budget de seulement 5 millions de dollars, et qui sera exclusivement tourné à l'aide de caméras HD. De Palma répond que ça l'intéresse s'il trouve un sujet pouvant être traité par ce média. À la même époque, il lit un article sur un incident qui a eu lieu pendant la guerre en Irak au cours duquel des soldats de l'armée américaine en sont venus à violer une adolescente de 14 ans, massacrer sa famille, et lui ont tiré dans la figure avant de brûler son corps. Pour essayer de trouver des réponses, il lit des blogs de soldats, des livres, regarde des films amateurs tournés par des soldats en Irak, leurs contributions sur YouTube, surfe sur leurs sites, etc.

 

 

Redacted veut dire "éditer", ou rendre propre à la publication. Très souvent, "éditer" une image ou un document consiste à supprimer ou censurer toute information personnelle (ou éventuellement passible de poursuites) qu'ils sont susceptibles de contenir. Par conséquent, on utilise souvent ce terme pour décrire les documents ou les images desquels toute information sensible a été effacée. Après avoir vu les conséquences de l'entrée des États-Unis au Vietnam à la télévision (avec la médiatisation des images de guerre, et la célèbre photo de la jeune Phan Thị Kim Phúc sur la route de Trang Bang), les citoyens américains sortent dans la rue pour protester. Le 15 avril 1967, entre 100.000 et 200.000 personnes défilent à New York contre la guerre. Aujourd'hui, la véritable histoire de la guerre en Irak a été "éditée" par des organes de presse écrite et audiovisuelle grand public. Ce que les Américains voient à la télévision n'est pas la réalité. Mais il y a le cinéma et, surtout, le net... Farce tragique sur le cirque des armées, Redacted a confirmé le virage du cinéma us du début des années 2000 vers le conflit irakien. Au milieu de ce flot de films américains (Dans La Vallée d'Elah de Paul Haggis, Lions et Agneaux de Robert Redford, Battle for Hadida de Nick Broomfield), le film de De Palma se distingue car il est beaucoup plus assassin que ses confrères. De Palma manipule toujours le spectateur: les images semblent venir d'Internet ou de caméras DV de GI's, mais c'est bien de l'artifice De Palmien que nous retrouvons. Avec un procédé neuf, le cinéaste revient à ses réflexions sur la force des images et leur terrible pouvoir affirmatif. On se croirait devant le trop-plein de caméras de surveillances de Phantom of the Paradise ou de Scarface, mais cette fois en Irak, pour une histoire plus tragique. Jusque là, beaucoup de films avaient pu, le temps d'une ou plusieurs séquences, accueillir des images d'un ordinateur ou d'une caméra DV. Mais aucun avant Redacted n'avait généralisé le procédé. Donc, il faut bien le dire, Redacted marque une date.  

 

 

Redacted, remake de Casualties of War?

À l'instar du faux happening "Be Black Baby" dans Hi! Mom (1970), Redacted est un docu-fiction contestataire, cette fois réparti sur les 90 minutes du film. Si De Palma a recours à une multiplicité de sources avec un déluge d'images HD, cela n'en demeure pas moins cohérent et sans contradiction dans l'enchaînement. Tourné en HD avec cinq millions de dollars de budget, ce brûlot anti-guerre s'inspire de faits réels (le viol d'une jeune Irakienne, assassinée avec sa famille par des soldats américains). Plus précisément, le film reste centré sur un groupe de GI's, issus de différentes catégories sociales, à un poste de contrôle en Irak (image d'autant plus délicate qu'elle renvoie autant à Israël qu'à l'Irak). Il alterne entre les points de vue de chaque protagoniste. Les soldats, parfois acteurs, parfois victimes, filment, photographient, et racontent leur histoire sur Internet. Brian De Palma a pensé Redacted comme un remake de Casualties of War, pour montrer ce qui n'a pas changé dans la politique étrangère américaine. Comment des jeunes hommes peuvent-ils en arriver là? Le soldat n’a plus grand-chose à voir avec l’homme qu’il est avant l’engagement, surtout s’il a reçu peu d’entraînement, ce qui est le cas de beaucoup de soldats dans toutes les armées. La violence, la présence constante de la mort et le stress que cela engendre, l’ambiance d’impunité, de toute puissance... il y a la de quoi chambouler les esprits les plus faibles. Les instincts criminels se révèlent quand ils n'auraient pas vu le jour dans une société en paix. 

 

 

 Son film montre le désœuvrement, la faiblesse physique et psychique de ces jeunes soldats US inexpérimentés. Mais il se permet aussi d'être parodique, la rage du cinéaste se transformant en humour noir. Farci de parodies de films hollywoodiens, d'un pastiche de documentaires intellos (français dans le film, "Barrage", à mi-chemin entre didactisme nouille et film d'artiste), ou de vidéos d'exécutions d'Al Quaida postées sur le Net, le film montre même l'attente au check point comme un pastiche Leonesque dans toute son inertie: la bidasse qui fait craquer sa bouteille d'eau, au rythme de son ennui, l'attente qui n'en finit pas, l'absurdité de la situation... avec en fond le Haendel de Barry Lyndon. Jusque là, le "mal" dans les films de guerre prenait le visage d'un ennemi défini ("Charlie") ou de mégalomanes fous furieux (Apocalypse Now), de tortionnaires asiatiques (Voyage Au Bout de l'Enfer) ou de voyous américains choqués par la mort d'un des leurs (Casualties of War). Dans Redacted, ce sont deux gros débiles du fin fond de l'Amérique, des GI's nourris aux barres chocolatées et revues de cul, qui en viennent à dégouliner d'âcres pulsions archaïques ; ils sont venus "pour tuer et baiser". On les voit rire sous cape après avoir palpé de près une adolescente au check point. De Palma vise la bêtise ordinaire, une caricature de dégénérés analphabètes pour tirer le portrait de l'Amérique de Bush. Ce n'est pas un hasard s'il est même question d'élections truquées dans le récit d'un des personnages. En dépit de sa férocité, Sean Penn en Sgt. Meserve dans Casualties of War maîtrise le code du guerrier. Il n'en est pas de même dans Redacted où, de toute évidence, le métier de ces soldats n'est pas les armes. La peur détruit leur moral, les transforme parfois en bêtes haineuses sur le terrain, et les civils irakiens en sont les principales victimes innocentes. Alors oui, c'est un remake de Casualites of War en Irak parce que pour De Palma, l'Irak est un mauvais remake du Vietnam. 

 

 

En fusionnant trois films d'Hitchcock, Vertigo, Rear Window & Psychose, au pays du X et des voyeurs, dans Body Double (1984), nous savions que De Palma est capable de tout, y compris d'être obscène. Le Jon Rubin de Greetings orchestre des strip-teases devant sa caméra, puis une fois au Vietnam, n'hésite pas à forcer les autochtones à faire le même numéro (l'avant-gardiste prépare déjà Casualties of War). La référence à La Horde Sauvage (l'allégorie du puissant scorpion assailli par les fourmis reprise telle quelle) dans Redacted est moins une métaphore (qui résonne toujours à notre époque) qu'une référence à un autre baroudeur de l'obscène: Sam Peckinpah. Bien que leur cinéma ait des points communs, le réalisateur new-yorkais ne l'avait encore jamais cité. Si une splendeur formelle servait d'amortisseur à l'obscène dans ses précédents films, Redacted y va franco, sans apprêt. Le banc-titre final piétine toute bienséance. Un classique de YouTube initié avec le 11 septembre est de faire un slide-show (diaporama en musique). Ici se succèdent, sur fond d'opéra, des clichés réels de cadavres ou de blessés irakiens, auxquels De Palma mêle une image outrancièrement stylisée du cadavre de sa fictive Farah. Cette alliance entre morbidité d'actualités et excès de direction artistique est à l'évidence repoussante, mais le trouble n'en demeure pas moins profond. Comme chez Haggis ou Redford, le film de De Palma refuse de montrer des scènes de guerre. Cela se limite à la vie au check point ou aux interventions brutales dans la maison du crime, et qui ressemblent aux scènes de la vie des militaires que l'on peut voir sur YouTube. Lorsque la caméra est tenue par des bidasses, il règne une ambiance de soirée Playstation, tandis que dans l'enfer verdâtre des vidéos infra-rouges, les visages révèlent les faces bestiales.

 

 
Tourné en seulement 18 jours en Jordanie (une rapidité de tournage rendue possible par la HD), le film connaîtra malheureusement une carrière douloureuse aux USA où c'est un cuisant échec. Une quinzaine de salles seulement (pour l'ensemble du territoire) projettent le film, c'est un peu la carrière d'un film européen, en quelque sorte. Cela ne permet évidemment pas au film d'assurer une rentabilité suffisante. Par contre, Redacted suscite de très violentes critiques chez ses détracteurs. Ces derniers reprocheront au cinéaste de dresser un portrait peu reluisant des GI's engagés en Irak, et que le film contribue à nourrir les sentiments d'anti-américanisme. Certains parlent même de trahison pure et simple, et n'hésitent pas à lancer des pétitions contre le film et son producteur, Mark Cuban. Un membre Républicain de la Chambre des Représentants, Duncan Hunter, également membre de la toute puissante House Armed Services Committee (une commission d'études qui supervise le travail du Département de la Défense et lui alloue ses crédits), s'est plaint dans une lettre adressée au président de la Motion Pictures Association of America, que Redacted "dépeint les forces américaines déployées en Irak comme des individus incontrôlables et des criminels (...) et qu'il ignore volontairement de nombreux actes de courage et d'héroïsme perpétrés par certains de nos soldats". Les problèmes ne s'arrêtent pas là pour Brian De Palma puisque, ironie du sort, le producteur et distributeur américain du film, Magnolia Pictures, a masqué ("redacted") les visages des victimes de cette guerre, dans le diaporama à la fin du film, pour ne pas risquer de procès. Ils font jouer une clause légale dans le contrat du cinéaste pour l'empêcher d'utiliser ces images. L'avocat du réalisateur a donc trouvé un arrangement avec les producteurs: noircir le visage des personnes que l'on voit sur les photographies. Il faut savoir aussi que la société de Mark Cuban a proposé au réalisateur de racheter les droits d'exploitation du film, afin qu'il puisse le sortir par ses propres moyens et ainsi absorber 100% des risques. Brian De Palma a refusé.

 

 

Lorsque les pulsions destructrices et les instincts primaires sont en éveil, la barbarie et l'ignominie sont inexorables. C'est ce que dit Brian De Palma à travers Casualties of War et Redacted. Il n'a pas recours aux règles du film à suspense, ni aux lois du film de gangsters. Il explore simplement le fond de l'âme, tel un seau lancé dans un puits et qu'il remonte pour montrer ce qui s'y trouve. Ne cherchant pas à délivrer un quelconque message, le réalisateur aide le spectateur à comprendre par quel procédé mental des hommes en arrivent à commettre les crimes de guerre les plus atroces. Et ces hommes existent dans chaque armée du monde...

Romain Desbiens