
Les
acteurs choisis pour les rôles secondaires sont tous remarquables. Clark
(joué par Don Harvey) est un psychopathe inquiétant qui n'attend que
l'ordre de Meserve pour laisser libre cours à sa perverse
imagination.
Hatcher (John C. Reilly) est un idiot d'autant plus dangereux qu'il est
obéissant et asservi. Timide et incertain de nature, Diaz (John Leguizamo)
est un peureux qui se range derrière Meserve parce qu c'est le chef. Il laissera tomber Eriksson et finira par épouser le camp du mal,
majoritaire. Dès le début du film, De Palma montre que ces individus (à
l'exception de Clark) sont
certainement des types charmants dans le civil. Mais une fois dans un
certain contexte, leurs instincts primaires et leurs pulsions
destructrices l'emportent sur leurs valeurs morales du Bien. Enfin, le rôle le plus important, celui de la
jeune victime Vietnamienne, est jouée par Thuy Thu Le.

Thuy Thu
Le
En réalité
Française d'origine Vietnamienne, cette actrice non-professionnelle
sera découverte par De Palma à Paris. Il lui a fait passer une audition,
consistant à lui faire jouer la scène qui suit le viol, où Eriksson
vient lui parler. Elle impressionne tant et si bien De Palma qu'il
l'engage immédiatement. Par la suite, elle n'a plus jamais fait de cinéma. Le réalisateur fait subir à tout
son casting masculin, stars comprises, un entraînement militaire adéquat,
très sévère, avec des conseillers militaires, anciens marines. Le
casting passe ainsi deux semaines en Thaïlande, à faire des travaux
forcés avec vingt kilos de barda sur le dos, rations C et corvées
réglementaires. Mais un des anciens combattants va trop loin, blessant les
acteurs dans des simulations d'assauts qu'il organise parfois au milieu de la nuit. Bien
qu'il soit celui qui s'investit le plus du groupe, Sean Penn finira par lui répliquer:
"T'es pas un peu malade? C'est un film qu'on fait là, pas la
guerre." De Palma vire aussitôt le vétéran barjot. Il le fait remplacer par Dale Dye,
un autre vétéran du Vietnam qui
a formé les acteurs de Platoon,
et qui a commencé une carrière d'acteur (il joue dans Casualties
of War le rôle de l'impérieux capitaine Hill). Pour toute
l'équipe, le
tournage sera très éprouvant. Malgré leur entraînement
et la présence de spécialistes en cas d'invasion de serpents et
d'insectes venimeux sur le plateau, les acteurs sont continuellement sur
les nerfs. S'ajoute à ça la chaleur de la Thaïlande. Plus tard, Brian
De Palma
dira que Casualties of War a été le pire tournage de toute sa vie.

Plus
que jamais attendu au tournant, De Palma sait que cette périlleuse
histoire de viol collectif sur fond de guerre du Vietnam est peut-être le
projet le plus risqué de sa vie. L'accueil, tant critique que public, est
catastrophique. Un journal hebdomadaire de New York, le Village Voice,
publie même une photo de De Palma en couverture, avec à l'intérieur une
critique d'un célèbre auteur (Frances Fitzgerald) qui démolit le film.
Par contre, Pauline Kael du New Yorker encense Casualties of
War, déclarant qu'il s'agit d'un "film
féministe". À ce moment-là, ce n'est encore rien comparé à
ce que Redacted fera subir à son réalisateur...
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urant le Festival International
du film de
Toronto de 2006, la société HDNET Films entre en contact avec Brian De Palma. Elle lui propose de réaliser un film
avec un budget de seulement 5 millions de dollars, et qui sera exclusivement tourné à l'aide de caméras HD.
De Palma répond que ça l'intéresse s'il trouve un sujet pouvant être traité par ce média.
À la même époque, il lit un article sur un incident qui a eu lieu pendant la guerre en Irak au cours duquel des soldats de l'armée américaine
en sont venus à violer une adolescente de 14 ans, massacrer sa famille,
et lui ont tiré dans la figure avant de brûler son corps. Pour essayer de trouver des réponses,
il lit des blogs de soldats, des livres, regarde des films amateurs tournés par des soldats
en Irak, leurs contributions sur YouTube, surfe sur leurs sites, etc.

Redacted veut dire
"éditer", ou rendre propre à la publication. Très souvent, "éditer" une image ou un document consiste à supprimer ou censurer toute information personnelle (ou éventuellement passible de poursuites) qu'ils sont susceptibles de contenir. Par conséquent, on utilise souvent ce terme pour décrire les documents ou les images desquels toute information sensible a été effacée. Après avoir
vu les conséquences de l'entrée des États-Unis au Vietnam à la
télévision (avec la médiatisation des images de guerre, et la célèbre
photo de la jeune Phan Thị Kim Phúc sur la route de Trang Bang), les citoyens
américains sortent dans la rue pour protester. Le 15 avril 1967, entre 100.000
et 200.000 personnes défilent à New York contre la guerre. Aujourd'hui,
la véritable histoire de la guerre en Irak a été "éditée" par des organes de presse écrite et audiovisuelle grand public.
Ce que les Américains voient à la télévision n'est pas la réalité.
Mais il y a le cinéma et, surtout, le net... Farce tragique sur le cirque des armées,
Redacted a confirmé
le virage du cinéma us du début des années 2000 vers le conflit
irakien. Au
milieu de ce flot de films américains (Dans La Vallée d'Elah
de Paul Haggis, Lions et Agneaux de Robert Redford, Battle
for Hadida de Nick Broomfield), le film de De Palma se distingue
car il est beaucoup plus
assassin que ses confrères. De Palma manipule toujours le spectateur: les images semblent venir d'Internet ou de caméras
DV de GI's, mais c'est bien de l'artifice De Palmien que nous retrouvons. Avec un procédé neuf, le cinéaste revient à ses réflexions
sur la force des images et leur terrible pouvoir affirmatif. On se croirait
devant le trop-plein de caméras de surveillances de Phantom
of the Paradise ou de Scarface,
mais cette fois en Irak, pour une histoire plus tragique. Jusque là, beaucoup de films avaient pu, le temps d'une ou
plusieurs séquences, accueillir des images d'un ordinateur ou d'une caméra
DV. Mais aucun avant Redacted
n'avait généralisé le procédé. Donc, il faut bien le dire, Redacted
marque une date.

Redacted,
remake de Casualties of War?
À l'instar du faux happening "Be Black Baby" dans Hi! Mom (1970),
Redacted est un docu-fiction contestataire, cette fois
réparti sur les 90 minutes du film. Si De
Palma a recours à une multiplicité de sources avec un déluge d'images
HD, cela n'en demeure pas
moins cohérent et sans contradiction dans l'enchaînement. Tourné en HD
avec cinq millions de dollars de budget, ce brûlot anti-guerre s'inspire de faits réels (le viol d'une
jeune Irakienne, assassinée avec sa famille par des soldats
américains). Plus précisément, le film reste centré sur un groupe de
GI's, issus de différentes catégories sociales, à un poste de contrôle
en Irak (image d'autant plus délicate qu'elle renvoie autant à Israël qu'à
l'Irak). Il alterne entre les points de vue de chaque protagoniste. Les
soldats, parfois acteurs, parfois victimes, filment, photographient, et
racontent leur histoire sur Internet. Brian
De Palma a pensé Redacted comme un remake de Casualties
of War, pour montrer ce qui n'a pas changé dans la politique
étrangère américaine. Comment des jeunes hommes peuvent-ils en arriver là? Le soldat
n’a plus grand-chose à voir avec l’homme qu’il est avant
l’engagement, surtout s’il a reçu peu d’entraînement, ce qui est
le cas de beaucoup de soldats dans toutes les armées. La violence, la présence
constante de la mort et le stress que cela engendre, l’ambiance
d’impunité, de toute puissance... il y a la de quoi chambouler les
esprits les plus faibles. Les instincts criminels se révèlent quand ils
n'auraient pas vu le jour dans une société en paix.

Son
film montre le désœuvrement, la faiblesse physique
et psychique de ces jeunes soldats US inexpérimentés. Mais il se
permet aussi d'être parodique, la rage du cinéaste se transformant en
humour noir. Farci de parodies de films hollywoodiens,
d'un pastiche de documentaires intellos (français dans le film,
"Barrage", à mi-chemin entre didactisme nouille et film
d'artiste), ou de vidéos d'exécutions d'Al Quaida postées sur le Net,
le film montre même l'attente au check
point comme un pastiche Leonesque dans toute son inertie: la bidasse qui fait
craquer sa bouteille d'eau, au rythme de son ennui, l'attente qui n'en
finit pas, l'absurdité de la situation... avec en fond le Haendel de Barry
Lyndon.
Jusque là, le "mal" dans les films de guerre prenait le visage d'un ennemi défini ("Charlie") ou de mégalomanes fous furieux (Apocalypse
Now), de tortionnaires asiatiques (Voyage
Au Bout de l'Enfer) ou de voyous américains choqués par la mort d'un des
leurs (Casualties of
War). Dans Redacted,
ce sont deux gros débiles du fin fond de l'Amérique, des GI's nourris
aux barres chocolatées et revues de cul, qui en viennent à dégouliner
d'âcres pulsions archaïques ; ils sont venus "pour tuer et
baiser". On les voit rire sous cape après avoir palpé de près une
adolescente au check point. De Palma vise la bêtise ordinaire, une
caricature de dégénérés analphabètes pour tirer le portrait de l'Amérique
de Bush. Ce n'est pas un hasard s'il est même question d'élections truquées
dans le récit d'un des personnages. En dépit de sa férocité, Sean Penn
en Sgt. Meserve dans Casualties
of War maîtrise le code du guerrier. Il n'en est pas de même
dans Redacted
où, de toute évidence, le métier de ces soldats n'est pas les armes. La peur
détruit leur moral, les transforme parfois en bêtes haineuses sur le
terrain, et les civils irakiens en sont les principales victimes innocentes.
Alors oui, c'est un remake de Casualites
of War en Irak parce que pour De Palma, l'Irak
est un mauvais remake du Vietnam.

En
fusionnant trois films d'Hitchcock, Vertigo,
Rear Window
& Psychose,
au pays du X et des voyeurs, dans Body Double (1984), nous
savions que De Palma est capable de tout, y compris d'être obscène. Le Jon Rubin de Greetings
orchestre des strip-teases devant sa caméra, puis
une fois au Vietnam, n'hésite pas à forcer les autochtones à faire le même numéro
(l'avant-gardiste prépare déjà Casualties
of War). La référence à La
Horde Sauvage (l'allégorie du puissant scorpion assailli par les
fourmis reprise telle quelle) dans Redacted
est moins une métaphore (qui résonne toujours à notre époque)
qu'une référence à un autre baroudeur de l'obscène: Sam Peckinpah.
Bien que leur cinéma ait des points communs, le réalisateur new-yorkais
ne l'avait encore jamais cité. Si une splendeur formelle servait
d'amortisseur à l'obscène dans ses précédents films, Redacted
y va franco, sans apprêt. Le banc-titre final piétine toute bienséance.
Un classique de YouTube initié avec le 11 septembre est de faire un slide-show
(diaporama en musique). Ici se succèdent, sur fond d'opéra, des clichés
réels de cadavres ou de blessés irakiens, auxquels De Palma mêle une
image outrancièrement stylisée du cadavre de sa fictive Farah. Cette
alliance entre morbidité d'actualités et excès de direction artistique
est à l'évidence repoussante, mais le trouble n'en demeure pas moins
profond. Comme
chez Haggis ou Redford, le film de De Palma refuse de montrer des scènes
de guerre. Cela se limite à la vie au check point ou aux interventions
brutales dans la maison du crime, et qui ressemblent aux scènes de la vie
des militaires que l'on peut voir sur YouTube. Lorsque la caméra est tenue
par des bidasses, il règne une ambiance de soirée Playstation, tandis
que dans l'enfer verdâtre des vidéos infra-rouges, les visages révèlent
les faces bestiales.

Tourné en seulement 18 jours en Jordanie (une rapidité de tournage
rendue possible par la HD), le film connaîtra malheureusement une
carrière douloureuse aux USA où c'est un cuisant échec. Une quinzaine de salles
seulement (pour l'ensemble du territoire)
projettent le film, c'est un peu la carrière d'un film européen, en
quelque sorte. Cela ne permet
évidemment pas au film d'assurer une rentabilité suffisante. Par contre,
Redacted suscite de très violentes critiques chez ses détracteurs.
Ces derniers reprocheront au cinéaste de dresser un portrait peu reluisant des GI's engagés en Irak, et que le film
contribue à nourrir les sentiments d'anti-américanisme. Certains parlent même de trahison pure et simple, et
n'hésitent pas à lancer des pétitions contre le film et son producteur, Mark Cuban. Un membre Républicain de la Chambre des Représentants, Duncan Hunter, également membre de la toute puissante
House Armed Services Committee (une commission d'études qui supervise le travail du Département de la Défense et lui alloue ses crédits), s'est plaint dans une lettre adressée au président de la
Motion Pictures Association of America, que Redacted "dépeint les forces américaines déployées en Irak comme des individus incontrôlables et des
criminels (...) et qu'il ignore volontairement de nombreux actes de courage et d'héroïsme perpétrés par certains de nos soldats".
Les problèmes ne s'arrêtent pas là pour Brian De Palma puisque, ironie
du sort, le producteur et distributeur américain du film, Magnolia
Pictures, a masqué ("redacted") les visages des victimes de cette guerre,
dans le diaporama à la fin du film, pour ne pas risquer de procès. Ils
font jouer une clause légale dans le contrat du cinéaste pour l'empêcher d'utiliser ces images. L'avocat du réalisateur a donc trouvé un arrangement avec les producteurs: noircir le visage des personnes que l'on voit sur les photographies. Il faut savoir
aussi que la société de Mark Cuban a proposé au réalisateur de racheter les droits d'exploitation du film, afin qu'il puisse le sortir par ses propres moyens et ainsi absorber 100% des risques. Brian De Palma a refusé.

Lorsque
les pulsions destructrices et les instincts primaires sont en éveil, la
barbarie et l'ignominie sont inexorables. C'est ce que dit Brian De Palma
à travers Casualties
of War et Redacted. Il n'a pas recours aux règles
du film à suspense, ni aux lois du film de gangsters. Il explore
simplement le fond de l'âme, tel un seau lancé dans un puits et qu'il
remonte pour montrer ce qui s'y trouve. Ne cherchant pas à délivrer un
quelconque message, le réalisateur aide le spectateur à comprendre par
quel procédé mental des hommes en arrivent à commettre les crimes de
guerre les plus atroces. Et ces hommes existent dans chaque armée du
monde...
Romain
Desbiens
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